mercredi 18 mars 2009

Fontaine ...


Madame le Maire est rayonnante, mais nerveuse. Debout sur l’estrade, elle tient quelques feuilles de papier qu’elle roule en tube, puis déroule. Elle parcourt du regard l’attroupement à ses pieds, distribue des sourires ou des signes de tête. Elle tapote le micro, le repositionne, lève les yeux vers le ciel … Tout à coup elle se lance.

« Monsieur le Député, Madame la présidente du Pays d’Iroise, Mesdames et Messieurs mes collègues élus des communes voisines, chers concitoyens, mes amis, c’est pour moi une grande joie de vous accueillir dans notre belle vallée du Curru… »
Elle marque une pause, l’émotion se lit sur son visage…
« C’est un jour que j’ai attendu avec impatience, une impatience grandissante de mois en mois. Un jour que beaucoup d’entre vous attendaient depuis plus longtemps encore, tantôt pleins d’espoir, tantôt n’osant plus y croire… »

Madame le Maire n’essaye pas de camoufler ses sentiments, on dirait même qu’elle les savoure. Personne ne pipe mot, ne s’agite, l’instant est solennel. Les trilles d’une alouette très haut dans le ciel parviennent à l’assistance. Sur les talus qui entourent l’agora champêtre, une légère houle anime les frondaisons ; la brise est la bienvenue, car les rayons du soleil sont ardents sur les nuques.

Nous sommes le lundi de la Pentecôte 2023, onze heures, au hameau de Trébaol à Milizac. L’esplanade formée par la jonction à la route départementale 38 des voies communales de Kernoble, de Trébaol Huella et Trébaol Kreis est envahie par les badauds en tenues printanières. Sur les bas-côtés de nombreuses voitures sont stationnées. Mais la présence des vélos est aussi remarquable, et des chevaux libérés de leurs cavaliers s’occupent çà et là en broutant les talus. La circulation sur la D 38 a bien entendu été déviée.

« …Souvenez-vous, il y a un demi-siècle, ce quartier n’avait pas l’adduction d’eau. Ils étaient rares d’ailleurs les hameaux qui étaient alimentés par le réseau. Comme partout à la campagne, on tirait l’eau du puits, ou on allait à la fontaine ; pourtant une pompe à moteur, une citerne ou un bélier apportait parfois un peu de confort… »

Tout comme Marie à ses côtés, comme d’autres anciens autour de lui, François se souvient, très bien même ; comme si tant d’événements n’étaient pas survenus, tant de modernisation ne s’était pas interposée… En a-t-il vu des transformations, du progrès…







-Tu te rappelles ton dernier seau d’eau remonté du puits ?
-Hein ! Quoi ! Tiens donc, transmission de pensées, hein ! Toi aussi tu fais un bond en arrière !
-Y-a rien de bizarre, puisqu’elle en parle !
-Non, je ne sais plus, mais juste avant la mort de ma mère sans doute… Non, non, après sa mort encore, le jour de son enterrement exactement.
-Oui, c’est ça… C’était quand même drôle de passer de l’eau courante de l’appartement, la salle de bains et tout le reste, au puits de ta mère.
-Le puits de ma mère c’était aussi ma salle d’eau avant notre mariage ; enfin un coin toilette en plein air plutôt ; et uniquement à la belle saison, et avec les douches municipales en complément le samedi, pour un nettoyage de fond.
-Toi t’es vraiment de l’ancien temps, quand même…
-C’est vrai qu’on peut dire ça ! Quand je pense qu’on fait tout un cinéma aujourd’hui pour quelque chose qu’est juste normal, hein ?Tiens je me souviens d’une fontaine où l’eau était tellement agréable à boire, qu’à chaque fois que je passais par là, je m’envoyais une bonne lampée avec mes mains serrées comme un petit bol !
-Allez arrête, t’es jamais content, et cesse de vivre en arrière ! D’ailleurs on dirait que t’as oublié tout ce qui s’est passé entre temps, et comment il a fallu qu’on s’agite et qu’on s’énerve pour rectifier les bêtises.
-C’est vrai qu’on a bien mouillé notre chemise, hein ? ha, ha, ha ! C’était pas gagné d’avance, oh non !
-Allez ch-ch-chit, on n’écoute plus là !

« …Et je vous invite tous à m’accompagner pour une courte promenade. Nous allons descendre la D 38 et procéder à une petite cérémonie à 200 mètres d’ici. Encore une fois je vous remercie d’être présents ! »
Applaudissements nourris …
Radieuse, Madame le Maire quitte l’estrade ; la foule s’écarte tranquillement puis lui emboîte le pas.

La tête du cortège est parvenue à la hauteur de l’antique fontaine du hameau de Trébaol . Son eau sort de terre à une vingtaine de pas de la chaussée. Après avoir rempli le bassin d’un vieux lavoir, elle coule jusqu’au fossé de la route, avant de dévaler une ancienne prairie pentue pour rejoindre le ruisseau de Keranflec’h. Il alimente l’Ildut à St Renan et l’onde qui a vu le jour à Trébaol va bientôt se mêler aux flots de l’océan dans la Mer d’Iroise.

Autrefois, à l’époque de la traction animale, ce point d’eau était une halte obligée et attendue après l’effort pour gravir la côte du hameau. Les attelages, et même les charretiers que l’on entendait donner de la voix pour stimuler leurs bêtes, y savouraient un rafraîchissement bienvenu. Il permettait de mieux affronter les ornières du plateau. Si l’on se fie au cadastre napoléonien, ce lieu était jadis connu sous le nom de « Fontaine du Cheval ». Ainsi des toponymes peuvent s’éteindre, comme se tarissent des sources négligées…






Les grondements des moteurs, les doubles débrayages hargneux ont remplacé depuis longtemps les voix des meneurs de bêtes. Et il y a vingt ans cette modeste voie départementale a failli être bouleversée, saccagée. En ont-ils dépensé de l’énergie, Marie, François et tant d’autres, pour bloquer ce projet calamiteux d’usine chimique. Fort heureusement le combat fut couronné de succès, encourageant d’autres engagements et luttes.

La D 38 continue donc à faire la joie des adeptes de « la petite reine », notamment sur son tronçon ombragé du fond de la vallée. L’ensemble paysager et patrimonial depuis le Curru jusqu’à Keranflec’h est préservé et constitue une coulée de verdure très appréciée.

Le site de la fontaine de Trébaol a longtemps été abandonné à l’invasion végétale et aux maltraitances des humains ; mais voilà, il a fait peau neuve. Les plantes et les arbres ont été maîtrisés avant la montée de sève du printemps. Les talus, fossés et terre-plein ont été restaurés, les bassins curés, les maçonneries du lavoir et l’habillage de la fontaine consolidés dans le respect de la manière ancienne. Il n’y pas si longtemps l’espace proche de la fontaine recevait encore un dépôt de pierrailles, alternativement vidé puis regarni après les labours. Il menaçait souvent de combler le petit bassin ; mais il a été enlevé . A demi ombragées par les saules et quelques chênes, des touffes d’hortensias et de fuschias le remplacent ; ils portent la promesse d’une magnifique floraison. Dans le pré voisin des génisses intriguées se sont rapprochées de la haie ; les naseaux humides et dilatés hument une présence étrangère. Soudain, un froissement d’ailes et la trajectoire tendue d’un pigeon barre le ciel au ras des cimes.

Madame le maire est accueillie par le fontainier de la commune. Il lui tend un maillet, puis lui-même se saisit d’une pancarte de bois brut ; elle est fixée sur un piquet et masquée par un tissu. Tous deux s’approchent du talus aménagé. D’un geste énergique , l’homme y enfonce la pointe du piquet et maintient la pancarte. Madame le maire se positionne, et assène un premier coup prudent ; un hochement de tête approbateur du fontainier attentif et le maillet achève son œuvre avec vigueur. Des applaudissements enthousiastes troublent à nouveau l’atmosphère champêtre.
Les joues rosies par l’effort, Madame le Maire répond par un large sourire ; puis d’un geste sec elle arrache le tissu.
Tout le monde peut alors lire les mots oubliés: « EAU POTABLE »

FONTAINE … nous reboirons de ton eau !

Ce texte a obtenu le prix du concours de nouvelles du salon du livre rural de St Ségal en juin 2003. Le thème en était : "Mon village est mon avenir".